Début de la pièce
Un wagon dans le Rossiya, le train le plus célèbre du Transsibérien. Les vitres sont face à la scène. Les personnages sont assis de profil. Un homme, proche de soixante ans, sur le siège de gauche. Une jeune femme, la trentaine, sur celui de droite. Ils se font face. L’homme est affublé d’une grosse moustache grise, remontante. Il est vêtu à la manière d’un cosaque. La jeune femme porte une casquette de cuir ocre surmontée d’une paire de lunettes d’aviateur. Un long manteau. Un pantalon de toile marron. Des bottes. Du couloir proviennent des cliquetis de rouages, des pas lourds qui vont et viennent. L’homme jette des regards inquiets à plusieurs reprises. Il se lève, essaie de voir ce qui se passe, puis se rassoit. Il commence à parler d’une voix excitée.
L’HOMME — Je vous le dis chère demoiselle, ce train à l’arrêt ne me rassure pas. (Il s’éponge le front avec un mouchoir).
LA JEUNE FEMME — Je dois vous avouer que la patience n’est pas mon fort non plus. Mais que voulez-vous faire ? Nous sommes à des heures de la première gare et le froid ne nous laisserait aucune chance. (Elle grelotte et se frotte les bras. Elle le regarde se relever, s’agiter). Mais s’il vous plaît, restez assis ! Vous me donnez la migraine !
L’HOMME — Je suis désolé de vous importuner pendant votre voyage, mais comme vous le remarquez, cette situation m’inquiète. Il ne s’agit pas d’être sans papiers (il cherche fébrilement dans la poche de sa veste). Ah, les voilà. Vous avez les vôtres ?
LA JEUNE FEMME — Toujours. (Elle l’observe de la tête aux pieds). On dirait que vous fuyez quelque chose. Ou quelqu’un. Je me trompe ?
L’HOMME — (Direct) Je ne suis pas en fuite. Bien au contraire. Je vais plutôt à la rencontre de mon destin.
LA JEUNE FEMME —Votre destin. (Ironiquement) Vous m’en direz tant.
L’HOMME — Oui. (Pour lui seul) Enfin si j’y arrive. C’est juste que…
LA JEUNE FEMME —Oui ?
L’HOMME — C’est juste qu’il n’y a rien de plus intriguant qu’un train à l’arrêt en pleine nuit au cœur de la Sibérie. Surtout avec ces machines qui arpentent le couloir de long en large.
On entend un cri de femme et un coup de feu
L’HOMME — Vous avez entendu ? (Il se fige).
LA JEUNE FEMME — (hausse les épaules et fait mine d’écouter).
L’HOMME — C’était un coup de feu, là.
LA JEUNE FEMME — Un coup de feu ? Voyons… Qui tirerait, et pour quelle raison ? Ce n’est pas plutôt le tonnerre ? Et puis nous sommes sous bonne protection avec ces… (Elle prend son temps avant de répondre)… machines.
L’HOMME —Justement. Cette protection m’étouffe.
LA JEUNE FEMME — Ah bon ? Que voulez-vous dire par là ?
L’HOMME — Rien. (Il se lève, va vers le couloir). Ça s’agite. Il y a des contrôles.
LA JEUNE FEMME — Rassurez-moi, vous ne pensez quand même pas à un attentat ?
Toujours debout, l’homme se fige. S’éponge le front. Il retourne à son siège.
L’HOMME (à mi-voix.) — Un attentat ? (Il se penche à l’avant). Vous ne croyez pas si bien dire ! (Un temps. Il jette un coup d’œil à sa sacoche, posée sur sa droite. Il la prend et la pose sur ses genoux, la caresse, puis la glisse sous le siège. Il reprend d’une voix normale) Cette mascarade, ce contrôle des journaux, cette pression quotidienne font de nos vies des enfers. Ce n’est pas la Russie dont je rêvais. Dont NOUS rêvions. Je me trompe ?
LA JEUNE FEMME — Mais…
L’HOMME — (lui coupant la parole. Il parle d’un seul trait, avec colère) Tout ceci à cause d’un romancier français qui a impressionné notre pauvre tsarévitch au point de lui faire tatouer un dragon sur le bras gauche et d'y laisser la vie ! (Un temps. Il reprend son souffle. Il se lève. Fait quelques pas et la fixe du regard en dressant le doigt) Vous voyez de quoi je veux parler ?
LA JEUNE FEMME (remue la tête négativement. Elle parle avec douceur) — Et bien, pas vraiment. Vous m’en voyez désolée.
L’HOMME (autoritaire) — C’est un tort, Mademoiselle ! Un tort !
LA JEUNE FEMME — La littérature n’est pas mon fort. Quant à l’histoire…
L’HOMME — Nul n’est censé ignorer d’où il vient. Cela permet à chacun de mieux préparer son avenir et combattre s’il le faut. Vous êtes jeune, et tout est encore possible pour vous. Vous devez être informée. Il en va de votre vie !
LA JEUNE FEMME (se recule au fond de son siège et porte sa main au cœur pour montrer son effroi, dans un geste moqueur) — De ma vie ?
L’HOMME —Parfaitement.
On entend des portes de compartiment qui coulissent pour s’ouvrir, puis elles se referment.
LA JEUNE FEMME (curieuse) —Désirez-vous m’en dire plus ?